"L'évêque de Tréguier étant seigneur temporel de la cité percevait sur ces vassaux le cens, imposition en monnaie ou en nature frappant les habitations et les terres. C'est pourquoi lors de son entrée et première réception en ville, le prélat recevait l'hommage des habitants par l'intermédiaire de leur syndic (ou procureur qui assumait la responsabilité de la gestion municipale). Dans l'hommage qu'il rend à l'évêque, il précise que « toutes les maisons, volières, refuges à pigeon, cours, jardins, largesses, appartenances et dépendances qui sont en l'étendue de la cordée et prévôté de ladite ville sont au fief proche de la cour de la prévôté de Lantréguer, et quittes de chefrentes [rente perpétuelle payable en argent ou en nature]. »
Après avoir précisé que cet hommage collectif est valable pour tous les habitants sauf ceux qui doivent quelques rentes et chefrentes et autres prestations audits seigneur évêque sur leurs héritages en ladite cordée, qui en tiennent ailleurs et hors d'icelle d'en faire déclaration et fournir tenue distinctement et particulièrement.
Grâce aux registres de la prévôté qui tenaient les comptes de ces impositions (AD22 G226), nous avons la description très succincte de quelques maisons de la ville et de l'imposition auxquelles elles étaient soumises, cela est surtout valable à partir du 17e siècle.
Parmi ses maisons, l'une d'elles situées rue Corhvestre comme l'on disait alors, retient l'attention car elle semble la plus importante. On la trouve mentionnée en 1612 dans un aveu rendu par Henry de Kergnec'h : « maison noble appelée la grande maison noble de Kericuff, tenue à ferme par Jullien Robin. Propriétaire Henry de Kergnec'h, sieur de Kericuff. Ladite maison avec cours, jardins, écuries et autres logis en dépendant, joignant d'un endroit à la rue Corhvestre, d'autre à la rue de Plouguiel, savoir lesdites écuries sur un emplacement de maison [une parcelle ?] appartenant aux héritiers de Jean Barven ».
Nous sommes en 1612, les destructions de la Ligue ne sont pas loin et cette mention « d'emplacement de maison » reviendra souvent dans les actes. Cette description succincte ne nous éclaire pas beaucoup sur la consistance de la maison, mais nous en dit plus sur son locataire Jullien Robin et sur son propriétaire Henry de Kergnec'h.
Issu de la maison de Kerguenec'h (aujourd'hui Kergrec'h en Plougrescant), Guillaume, seigneur du Verger rendait aveu en 1583, pour le fief de Kericu-Kercabin (AD22 E 2055).
Lorsqu'elle s'allie avec la maison de Kericu (avant 1517) la famille de Kerguenec'h (ou Kergnec'h) n'hérite pas seulement de ce domaine situé en Pommerit-Jaudy mais encore d'autres biens immobiliers situés au cœur de la cité de Tréguier.
Cet Henry de Kergnec'h, seigneur du Verger et de Kericu (ou Kericuff) n'est certes pas un petit personnage puisqu'en 1608, il rend aveu au fief des regaires où il décrit minutieusement ses biens et privilèges (AD E 2938). Il fait valoir que non seulement il a l'obligation de fournir un sergent pour servir la cour du regaire mais encore il a droit et privilège lorsque le seigneur évêque fait son entrée, d'être l'un des quatre personnages prochains de la personne dudit seigneur évêque à le conduire jusqu'à la chapelle de Coatcolvezou et dudit lieu aider à le porter en une chaire jusqu'à l'église cathédrale dudit Tréguier et a droit et privilège d'avoir et prendre toute la vaisselle que l'on emploiera à servir soit or, argent, broches, landiers et les lingeries qui seront mis sur les tables... à cause de la seigneurie du Verger.
Il ajoute qu'étant l'un des quatre personnages nommés provost au moment de l'entrée de l'évêque, les autres étant anciennement les seigneurs d'Acigné et de Coatmen, le vicomte de Poemerit, le sieur de Kermartin, mais précise-t-il, il a le privilège de rendre hommage au seigneur évêque au troisième rang et avant le sieur de Kermartin.
Henry de Kergnec'h est donc parmi la noblesse la plus influente de la ville. Il n'habite toutefois pas la maison de la rue Corhvestre. Celle-ci comme son nom l'indique fut construite par ses prédécesseurs en la seigneurie de Kericuff à Pommerit.
S'il était justifié pour ceux-ci dont le domaine étant éloigné de deux lieues de la cité épiscopale de posséder un hôtel en ville, cela l'était moins pour leur héritier Henry de Kergnec'h qui possédant la seigneurie du Verger sur les coteaux de Trédarzec se trouvait aux portes de la ville, bien que de l'autre côté de la rivière.
Alors que la plupart des maisons de la rue Corhvestre en étaient dispensées, la maison de Kericuff était redevable de lourdes taxes envers le fief de la prévoté : « Les écuries de la maison de Kercouff sont chargées de 3 sols monnaie à chaque terme de Saint-Michel, rente de cent (ou de cens ?) sur ladite grande maison, 20 sols monnaie, même rente chaque fête de Noël et encore 7 deniers obole à chaque premier jour d'août et d'un boisseau de froment, comble mesure de Tréguier à chaque définitivement de janvier. »
Cette discrimination vient peut-être du fait que la maison de la rue Corhvestre n'était pour leur propriétaire qu'une « résidence secondaire », leur principal domaine se trouvant hors de la ville.
On voit qu'en 1539, Jean du Réchou et Jean Perou conteste une participation qu'on leur impose parce qu'ils ne résident à Tréguier que depuis peu de temps.
Ceux qui vivaient hors les murs n'étaient pas considérés comme faisant partie de la communauté de ville à qui ces privilèges étaient réservés.
Pour assurer ces dépenses Henry de Kergnec'h affermait donc sa maison. Mais quel locataire pouvait supporter les charges d'une maison si importante ? De ce Jullien Robin, vivant en 1612, nous n'avons jusqu'à présent pas trouvé de traces, par contre dès le milieu du siècle à Tréguier, plusieurs peintres ou artistes du nom de Robin s'activent autour du mobilier religieux et dont les registres du conseil de Fabrique ont conservé les noms :
En 1644, Pierre Robin ;
La même année François Robin a mis en place et doré le tabernacle des Récollets.
En 1648, Maquet et Robin associés ;
En 1659, Louis [Robin] est peintre à Tréguier ;
En 1702, autre François peignait des statues de la Vierge et de saint Nicolas pour l'église de Quemperven, et enfin Maurice [Robin] cité en 1714 et 1734 meurt en 1761. Il est dit alors vitrier.
Au milieu du 18e siècle, Urbain Robin est doreur et habite sur la place [du Martray].
Étant donné la paternité des métiers au sein d'une même famille à cette époque, on imagine tous ces Robin, fils, petits-fils ou neveux les uns les autres et pourquoi pas ayant un atelier commun dans une vaste maison.
En 1651, Henry de Kergnec'h est décédé. Sa fille Françoise a hérité de la maison de la rue Corhvestre ou plutôt semble avoir exercé son droit de retrait lignager [XXX] au détriment d'Yves Guiomar lui-même acquéreur de Monsieur de Kericuff.
Françoise de Kergnec'h et son mari, Barthélémy Garjan, seigneur de Kerverzault (Pommerit-Jaudy) en font au cours d'un aveu une description un peu plus précise : « Consiste en une maison, cour close, porte cochère en icelle, jardin, chambres hautes et basses, écuries et une petite chapelle, volière, fuie et retraite à pigeons, étant sur le vis et degré de pierre de taille pour servir les chambres et greniers, autre petite maison et cellier de jouxte ».
La rente censivière est la même que précédemment.
Cette description, on le voit indique une cour avec porte cochère.
Il existe au 24 rue Corhvestre – une maison voisine de celle du duc Jean V – où l'on reconnaît la réutilisation au-rez-de-chaussée d'un mur ancien qui a été rehaussé et également la réutilisation d'une porte cochère et d'une porte piétonne qui ferme un étroit passage.
La volière, fuie et retraite à pigeons, n'étaient pas une exception. On en trouve citées à plusieurs reprises et en particulier dans les maisons prébendales [XXX]. Ainsi que l'indique cette description, cette retraite à pigeons se trouvait au sommet de la tour d'escalier, tout comme aujourd'hui l'on voit encore beaucoup de ces volatiles rentrer et sortir de ces vieux greniers en bois.
L’exiguïté du territoire de Tréguier et en particulier l'entassement des bâtiments dans la rue Colvestre où les maisons se pressaient sur deux rangs ne permettait pas d'avoir des colombiers sur pied comme dans les manoirs ruraux. Le plaisir d'avoir de la viande fraîche en-dehors des périodes de chasse [?], compensait le bruit [et l'odeur !] que les oiseaux provoquaient.
Toutefois en 1698, la demeure de la Chantrerie possède un colombier dans un clos ou verger lui appartenant. Les habitations dans le quartier de la Chantrerie étaient, il faut le remarquer beaucoup moins denses que dans le cœur de la ville. Enfin, chose plus rare et que l'on ne trouve pas même dans la description de maisons prébendales, c'est la petite chapelle qui est mentionnée dans l'aveu sans préciser si cette chapelle est intérieure ou extérieure, mais pour les mêmes raisons que précédemment, il est évident qu'elle est intérieure.
Dans la belle description qu'il a faite de la maison du duc Jean V dans la revue « Ar Men » (n° 47), Daniel Leloup mentionne au second étage de cette maison une chapelle. Il ajoute « la chapelle de cet hôtel urbain est à notre connaissance unique en Bretagne ». Tous ces éléments et aussi la sortie de cette propriété sur la rue de Plouguiel aujourd'hui rue Saint-François, que les propriétaires de la maison du duc Jean V possèdent encore aujourd'hui, permettent d'affirmer que la maison de Kericuff et celle du duc Jean V n'en font qu'une.
Cette appellation de maison du duc Jean V qui est vraisemblablement postérieure à l'Ancien régime n'est peut-être pas plus fondée que celle de maison des ducs de Bretagne à Saint-Brieuc, datée de 1572, c'est à dire quarante ans après la disparition du duché. Mais pour plus de commodité, il convient de lui laisser l'identité dont elle jouit à Tréguier. Cette maison de toute façon ne pouvait appartenir qu'à une famille de grande envergure. On trouve sus l'ancien régime plusieurs maisons qui ont ainsi un surnom, mais presque toujours à connotation religieuse : la maison des Sept saints à proximité du quai, Rome à côté du couvent des Soeurs de la Croix, le Vatican sur la place, ou encore Notre-Dame de la Pitié rue des Perdreries.
Le temps de la Révolution
En 1769, messire François Garjan, chevalier, seigneur de Kerverzault, de Bazere, de la Villeneuve, demeurant à Lamballe, paroisse Notre-Dame et de Saint-Jean, a hérité de son père Isaac Toussaint, la maison de Kericuff, que depuis qu'elle [il] est entré[e] dans sa maison s'appelle non plus maison de Kericuff mais maison de Kerverzault. Il a aussi hérité de biens à Lamballe où il réside et se désintéresse de ses biens trégorois.
Il vend en 1765 à Madelain Duportal une maison à Tréguier (sans précision de rue), en 1769, il vend le convenant Gourastel à Pommerit, en 1785, la seigneurie de Bazère en Vieux-Marché. L'on retrouve encore en l'an VI la vente des biens trégorois par ses filles.
Au moment de la Révolution, François Garjan n'émigre pas, contrairement à son fils.
On applique alors la « loi de la nation » qui exige le partage du futur héritage, la nation s'appropriant la part de l'émigré. Cela donne lieu à l'estimation de tous les biens de la famille Garjan (1Q281). L'on voit alors que les biens à Tréguier se limitent à une maison tenue à domaine congéable pour 45 francs par an faisant capital de 900 francs.
Comparée aux autres maisons vendues dans la même rue, c'est très peu. Il peut peut-être s'agir de la « petite maison de jouxte » mentionnée dans chaque aveu citant la grande maison de Kericuff. Cette maison n'est pas retenue pour faire part de la nation.
Les Garjan définitivement fixés à Lamballe où sont nés leurs filles ont-ils vendu la grande maison de la rue Corhveste avant la Révolution comme leurs autres biens ?
Le cadastre de 1835
Avec les plans cadastraux établis entre les années 1830 et 1835 dans notre région [en réalité, 1807-1850], on entre dans le domaine des précisions en ce qui concerne l'identité des maisons et de leurs propriétaires et l'on va pouvoir cette fois se pencher sur la maison dite du duc Jean V qui occupe sur ce document les parcelles 251 et 252 (maison, bâtiment et cour).
C’est un Cadiou qui en est propriétaire et la parcelle 253 qui lui est d’abord attribuée est ensuite barrée. Cadiou possède aussi la parcelle 256 rue Saint François, l’ancienne rue de Plouguiel, c'est-à-dire tout en haut de la rue, où il doit avoir accès par les jardins.
Ceci rappelle la disposition de la maison de Kericuff qui est toujours mentionnée comme donnant sur la rue de Plouguiel par ses écuries.
On ne trouve pas de Cadiou dans les acquéreurs de biens nationaux.
Le plan d’alignement de 1877
Ce plan assassin [!] qui ne fut heureusement pas appliqué dans son intégralité aurait vu sous prétexte d’élargissement des rues, qui était l’obsession des municipalités de l’époque, la suppression de maisons anciennes de Tréguier. Dans d’autres villes dont Morlaix, ces plans d’alignement firent des ravages parmi les maisons à pan de bois.
Le seul mérite de ce plan conservé à la mairie de Tréguier est de donner avec beaucoup de précisions la succession des maisons de la ville et en particulier de la rue devenue rue Colvestre.
A cette époque, Emile Le Taillandier fut avocat à Lannion en 1840, juge suppléant en 1852, maire en 1876. Une rue de Lannion porte son nom.
Annexe
Le musée de Rennes a récemment acquis une aiguière casque de grande valeur portant les armes de Kergne’ch et de Coatrieux. Le 1er juillet 1706, Joseph de Kerguenec’h de Kericuff épouse Marie-Françoise Rolande Thérèse de Coatrieux. Grâce à cette alliance les descendants des Kerguenec’h hériteront des Coatrieux ce qui fut la plus grosse fortune féodale du Trégor au moment de la Révolution."
(Nicole Chouteau, 6 novembre 1994).